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Pourquoi tout peut-il sembler projet dans nos sociétés ?

On s’accordera sans difficulté sur le constat d’une extension considérable du domaine du projet. Comme le souligne Jean-Pierre Boutinet (1990), alors qu’il était précédemment réservé à certains champs professionnels relevant de l’ingénierie (projet technique), de l’architecture ou de l’organisation spatiale (projet urbain, projet de territoire), le terme a fait florès et innerve des pans entiers de la vie collective (projet d’établissement, projet de recherche), de la vie sociale (projet de société, projet de territoire, projet de loi…) et de la vie individuelle (projet professionnel, projet personnel, projet de vacances, projet de retraite…). Il y a même des coaches pour parler de « projet amoureux »...

Bien sûr tout n’est pas projet. Il y aurait beaucoup de naïveté à le croire. Parmi d’autres, les formes ritualisées et/ou routinières de l’action n’en appellent pas au projet et pourtant elles constituent une grande partie des actions et interactions humaines. Alors pourquoi cette injonction au projet saisit-elle, y compris, les logiques bureaucratiques et procédurales si habituelles dans le fonctionnement des organisations ?

En cherchant à contextualiser cette fortune sémantique du projet, il est possible de mettre en exergue sa concomitance avec la perception grandissante des incertitudes de l’époque face auxquelles la souveraineté et l’idéal de maîtrise du plan ou du programme ne seraient plus de mise. L’usage pléthorique du mot gouvernance, indissociable de celui de projet, ne traduit-il pas la même évolution par rapport au terme de gouvernement ? Certains interpréteront cette conjonction comme le signe d’une reconnaissance de la complexité de l’action qu’elle soit collective, organisée ou individuelle. D’autres, dans une perspective relationnelle, insisteront sur la nécessité d’analyser le social moins à partir des individus, des organisations ou des institutions qu’à partir des relations qu’ils entretiennent. Ces deux conceptions, parmi d’autres, s’accordent pour remettre en question une vision par trop rationalisatrice du social où l’acteur, plus ou moins souverain, décide, agit et transforme la réalité selon son intention.

Il reste que les décideurs publics comme privés, des collectivités territoriales ou de l’Etat comme des entreprises ou des associations, ou les individus eux-mêmes, qu’ils soient salariés ou citoyens, se pensent et s’inscrivent dans une injonction à agir, à prendre des décisions et à en assumer la responsabilité. Le projet participe de cette injonction à l’action et la formalise dans des formes renouvelées. Il y a donc une évolution contradictoire dans l’usage du terme de projet qui semble traduire une sorte de minoration de l’action (avec la fin d’un idéal de maîtrise présente dans le plan par exemple) mais qui, dans le même temps, continue d’exalter l’action rationnelle en la plaçant au centre du social. Peut-être, est-il le signe d’une forme anthropologique issue de la modernité, notamment la philosophie du sujet (Sartre, 1943), perdurant dans la postmodernité et appelé, de ce fait, à se transformer ? Cette contradiction pourrait expliquer le caractère flou du terme projet, entre injonction à l’action et modalités imprécises, entre intentionnalité directrice et processus incertain, ou encore, entre normativité et créativité. A ce flou notionnel du projet s’ajoute, bien sûr, le flou sémantique de l’utilisation courante de ce terme. Qu’en est-il donc aujourd’hui du projet ?

Pour répondre à cette interrogation, il convient d’en limiter le domaine d’application afin de réduire d’autant la polysémie tenant à une diversité trop grande des champs étudiés. Le projet appliqué au(x) territoire(s) apparaît comme une réduction pertinente tant le projet est décliné sur les territoires. Depuis la décentralisation, il s’est imposé, en France mais aussi ailleurs en Europe, comme la norme de l’action publique territoriale avec pour symbole, parmi bien d’autres, le remplacement des « contrats de plan » par des « contrats de projets » Etat-Région. A mesure que les acteurs locaux gagnaient en autonomie, le projet a, semble-t-il, constitué un dispositif permettant la coordination, sinon la coopération, sur une scène publique territoriale beaucoup moins hiérarchique et plus fragmentée que par le passé. Mais, on peut douter qu’il soit, à lui seul, un fondement de la coopération sur les territoires. Tout comme la gouvernance, derrière une façade pluraliste, il peut masquer de très habituelles relations de pouvoir structurant les systèmes d’action. Et l’on peut se demander s’il renouvelle effectivement – et en quoi ? – cette question du pouvoir dans l’action territoriale. Sans doute, les nécessités partenariales (cofinancements, partenariats public-privé) et les appels à la participation publique, impliquent-ils une forme plus concertée et négociée de l’action publique, une capacité à construire des compromis entre des intérêts et des valeurs différents voire contradictoires, que le projet apparaît plus à même de permettre. Mais alors, pourquoi, comment et dans quelle mesure permet-il de faire avec ces contradictions ? Le projet serait-il un processus dialectique (ou dialogique) capable de faire émerger de l’inattendu alors même qu’il est porteur d’une intention initiale plus ou moins précise ? Comment s’articulent l’ambition rationaliste initiale du projet et sa dimension processuelle plus complexe et relationnelle et donc, par définition, moins contrôlable ? Dès lors, se pose la question de l’ « ingénierie » du projet. L’idée d'une ingénierie, comprise comme volonté de réduction de la complexité des éléments en œuvre dans le projet, est-elle compatible avec l’imprévisibilité consubstantielle à l’idée même de projet ? Existe-t-il, dès lors, une ingénierie du projet ? Si oui, quelle est-elle, quelles sont ses visées ? Si non, quelles sont les intentions de ceux qui manipulent sinon le concept du moins l’expression ? Si elle est à créer, sur quoi la fonder ? En première approche, une ingénierie du projet peut se donner comme objectif la compréhension de la dimension temporelle du projet et des dynamiques qui lui sont sous-jacentes, faisant émerger notamment des invariants en termes de phasage, en vue d’une « optimisation » de l’ensemble du processus. Cela ne peut se départir d’une clarification des critères permettant d’évaluer cette « optimisation », comprise à la fois comme mise au point de procédures techniques, sociales ou organisationnelles dans le processus de projet et comme amélioration.

Voilà des interrogations qui n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes et que nous souhaiterions approfondir notamment à partir de situations concrètes. Mais il en est d’autres plus ou moins convergentes avec les précédentes.

Face à un projet, la sociologie de l’innovation de Michel Callon et Bruno Latour (1991) nous invite à être plus attentifs au processus par lequel il parvient à susciter des soutiens que sur ses qualités intrinsèques initiales. Si le processus prime ici sur la procédure, il convient, néanmoins, de penser leurs relations. En effet, la complexification des jeux d'acteurs dans le projet (d'urbanisme ou d'aménagement par ex.) s’accompagne de procédures impliquant, de façon accrue, à la fois, contrôle social (participation), contrôle politique, contrôle juridique et compromis financiers. L’accroissement de ce contrôle protéiforme est l’indice que le projet échappe à certains, pour être possiblement utilisé par d’autres à des fins qui ne sont pas celles explicitement affichées. A bien des égards, la complexité qui caractérise le projet en urbanisme est telle qu’il échappe, en partie au moins, aux acteurs qui entretiennent des relations elles-mêmes complexes (intentionnelles, inter- et rétroactives et, en partie, imprévisibles). Cependant, on prête au projet des qualités d’adaptation à sa propre évolution, ne parle-t-on pas de « pilotage » de projet ? De quel(s) ordre(s) sont ces qualités ? Est-il possible de les favoriser ? Peut-on envisager un « pilotage » complexe du projet ? Un tel « pilotage » ne relèverait-il pas plus du bricolage comme l’entend Claude Lévi-Strauss (1960), que de l’ « ingénierie » ? En effet, l’analyse de cas spécifiques de projets montre combien y est grande la part de bricolage individuel et collectif mobilisée face à des processus d’évolution souvent non linéaires, potentiellement porteurs d’irréversibilités et, souvent, peu voire très peu prévisibles. Cette dimension processuelle du projet apparaît, à bien des égards, comme un aspect essentiel qu’il faut tenter d’éclairer.

Dans une autre orientation théorique, on peut s’interroger sur les conditions qui président à la coopération autour d’un projet. Existe-t-il une psychologie et/ou une sociologie du projet ? Tout le monde a-t-il des aptitudes similaires à faire des projets ou à œuvrer dans un projet collectif ? Existe-t-il des « personnalités à projets » à l’image de l’innovateur selon Schumpeter? Sur un plan plus sociologique mais aussi économique, on posera la question de la coopération dans le projet, de ses conditions de possibilité et de ses éventuels détournements. Le projet permet-il un dépassement de la logique de l’intérêt notamment parce qu’il serait porteur de sens ? Si oui, comment ? Quelles seraient alors les systèmes relationnels entre acteurs, les cadres institutionnels et organisationnels, voire culturels, favorables au projet tant comme projet-processus que comme projet-résultat ? Si non, le projet se réduit-il à une simple rhétorique plaquée sur de vieilles réalités ?

Le colloque n’entend bien évidemment pas répondre à cet ensemble de questions, ni même espérer clore certaines d’entre elles mais elles ont vocation à baliser largement le débat. Cependant, par souci de clarification, il est possible de présenter, de façon non exclusive, trois entrées : Les dynamiques des projets territoriaux: processus, phasages et évolutions (Axe 1), Les acteurs du projet territorial, relations et coopération (Axe 2) et Les projets entre procédures et processus : quelle place pour la créativité ? (Axe 3)

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