La mobilisation de valeurs dans, par et pour le projet d'urbanisme
Laure Jaquet  1, *@  
1 : Cités, Territoires, Environnement et Sociétés  (CITERES)  -  Site web
CNRS : UMR7324, Université François Rabelais - Tours
33 allée Ferdinand de Lesseps BP 60449 37204 Tours cedex 3 -  France
* : Auteur correspondant

La notion de projet, au cœur de ce colloque, permet de comprendre et de définir l'action en urbanisme qui se présente comme une action par projet. Nous souhaiterions interroger, grâce aux échanges qui construiront la table ronde proposée, les problématiques et objets de recherche susceptibles de nourrir une lecture voire une compréhension du projet d'urbanisme c'est-à-dire au travers la complexité qui le définit et en constitue son intérêt. Nous développerons et soumettrons à ces échanges, les résultats de notre travail de thèse portant sur la mobilisation de valeurs dans, par et pour le projet d'urbanisme qui ont mis en avant la pratique de cette complexité. Ce travail a été mené depuis l'étude d'un projet dont les intentions sont supportées par trois valeurs depuis quarante ans et qui est aujourd'hui en cours de réalisation.

Nos intérêts de recherche s'attachent à la pratique de l'urbanisme, aux processus qui transforment plus ou moins intentionnellement les espaces habités. L'intrigue supportant notre intérêt est celle du projet : la contradiction, tension, articulation mais aussi conjonction entre l'anticipation composée d'intention et de détermination, et la réalisation impliquant une confrontation à la réalité et à sa complexité, ou dit autrement entre la spatialité imaginaire souhaitée et le processus permettant de la faire advenir et ainsi de la qualifier de souhaitable (qui peut être souhaitée).
Nous entendons la pratique de l'urbanisme comme projet, c'est-à-dire définie à la fois comme une praxis, un discours pratique constitutif d'une anticipation opératoire et comme une pratique, celle de la mise en acte d'une transformation de l'espace plus ou moins tendue par une ou des intentions. Entre la figure du « plan » et la figure du « projet urbain », le projet d'urbanisme correspond à une anticipation opératoire partiellement déterminée. La pensée pratique de l'urbanisme s'élabore à partir d'anticipations de type rationnel et déterministe, mais confrontée à la complexité de la réalité et à la temporalité du projet, elle s'adapte et accepte une forme d'indéterminisme et d'incertitude. La pratique de l'urbanisme, comme action par projet peut ainsi se définir entre l'ingénierie et le bricolage, entre une action par laquelle sont recherchés les moyens adaptés à une finalité prédéfinie et une action par laquelle sa finalité ne peut se découvrir que suite à l'agencement des « moyens du bord ».
Le projet d'urbanisme, entre ingénierie et bricolage, ne peut être complétement rattaché au domaine du certain, l'action qui lui est liée se rapproche ainsi d'une forme de pari. Elle s'appuie à la fois sur des connaissances et sur des croyances palliant au domaine de l'incertain et nécessaires pour engager l'action. Notre intérêt de recherche se fixe ici sur ce qui peut apparaître comme un pari et une opposition entre une finalité de l'action posée comme principe dirigiste, dans le cas d'une anticipation déterministe relevant de l'ingénierie, et une finalité construite et reconstruite à partir des situations dans le cas d'une anticipation floue relevant du bricolage. Dans la pratique, cette opposition s'avère être une complémentarité. L'action urbanistique menée de façon absolue vers une finalité définie, par souci de se réaliser, devra intégrer dans sa démarche un minimum de contraintes et de ressources existantes et identifiées tels des moyens, et à l'opposé, il n'est possible d'identifier des contraintes et des ressources que si préalablement, une finalité a été définie même partiellement.

Pour aborder l'intrigue du projet en elle-même et explorer une compréhension de celui-ci au-delà de celle de ses acteurs et auteurs, une posture nous apparaît nécessaire ; celle qui pose méthodologiquement le projet comme objet de recherche, conceptuellement indépendant, le considérant non seulement comme résultat ou comme processus productif mais principalement au travers les propriétés qui font qu'il est, qu'il existe. La principale de ces dernières, celle qui nous intéresse est ce que nous nommons son intrigue. Nos réflexions s'attachent à la pratique, la gestion de cette intrigue en urbanisme.
Partant de cette posture, nous avons porté notre attention sur la mobilisation de valeurs et sa dynamique au cours d'un projet d'urbanisme. Comme objet de notre recherche, la question des valeurs provient de la problématique suivante : qu'est ce qui guide et oriente un projet d'urbanisme, c'est-à-dire une action pas tout à fait déterminée et reposant en partie sur des croyances ? Les valeurs dans le projet d'urbanisme informent l'intrigue du projet, du fait que l'on peut douter de leur présence et de leur efficacité. En effet, est-il possible de produire du sens, une orientation à l'action permettant de la motiver alors que la détermination et la désignation de l'objectif restent floues ? De plus, les concepts ou notions tels qu'entre autres l'urbanité, la mixité, la cohérence, la centralité qui semblent motiver les projets d'urbanisme, reposent sur des réflexions non raisonnables. Il n'est pas raisonnable de motiver et de guider une action vers un objectif, celui de satisfaire une valeur comme les concepts cités, alors qu'il est su que cette action ne peut garantir à elle seule la réalisation d'une situation satisfaisant la valeur, bien qu'elle puisse y participer.
Le projet recouvre à la fois une pensée pragmatique et une volonté d'agir avec maîtrise. Cette pensée pragmatique, poussée à l'extrême amène à douter ou du moins efface la pertinence de mobiliser des valeurs dans et pour l'action, alors que la volonté d'agir est enclenchée, motivée et guidée par des valeurs. Cette ambiguïté du projet pose notre problématique, celle du rapport entre la mobilisation des valeurs et le projet d'urbanisme les mobilisant. Ce que nous nommons valeurs dans le projet d'urbanisme est compris à la fois comme principes dirigeant l'action et constructions en situation au regard des conséquences espérées et visées de cette action. Le rapport des valeurs à la réalité et leur double qualité, descriptive et normative, permettent de les mobiliser pour évaluer la situation existante et la problématiser ainsi que pour construire un imaginaire souhaité et le viser.

Etudiant les valeurs en situation, celle d'un projet d'urbanisme, nous nous sommes attachés à une compréhension fine de celui-ci, considéré comme le milieu de vie de valeurs. Cette compréhension fine a été influencée et possible par notre participation durant plusieurs années au projet étudié. Elle a été complétée par l'analyse de discours écrits et oraux recueillis au sein d'archives et suite à des entretiens avec différents acteurs. Les résultats de notre recherche montrent que la dynamique de la mobilisation des valeurs a à voir avec celle du projet, ces deux dynamiques pouvant être perçues comme reflet l'une de l'autre, que cette mobilisation en échos à la non linéarité du projet, est instable et que les valeurs justifiant et motivant le projet portent celui-ci et qu'en retour elles sont portées par le projet au travers la façon dont elles sont pratiquées, c'est-à-dire mises à l'épreuve d'une réalité à évaluer et à faire advenir. Au travers ces résultats, les valeurs mobilisées dans, par et pour le projet d'urbanisme se sont avérées être un objet de recherche permettant de mettre en avant l'intrigue du projet dans sa pratique, sans réduire sa complexité.
Afin d'écarter le risque de manquer les contradictions et tensions qui définissent le projet, risque souvent associé au maintien des réflexions dans un raisonnement d'humeur scientifique pré établi, il est possible de mettre en avant la complexité du projet par l'étude de la pratique d'un de ses opérateurs, ici les valeurs, sous condition que cette pratique soit considérée et modélisée elle aussi comme complexe, ici comme dialogique.
Nous entendons par l'expression « pratique des valeurs », la façon dont sont mobilisées les valeurs dans le cours d'une action au travers les expressions y renvoyant, comme les représentations des situations les satisfaisant ou pas. Il nous a été possible d'aborder la pratique des valeurs au sein du projet étudié suivant deux conceptions philosophiques des valeurs se définissant par opposition mais qui sont complémentaires pour lire la réalité. Les valeurs sont mobilisées selon une conception classique ou kantienne, comme des principes orientant voire dictant l'action à entreprendre, elles sont également, selon une conception pragmatique ou conséquentialiste, en situation, mobilisées au regard des conséquences visées et qu'engendrerait l'action.
Afin d'accéder à cette pratique dialogique des valeurs nous nous sommes appuyés sur une double figure comprenant la stabilité des valeurs, telles des principes en dehors des contingences, et leur instabilité renvoyant à leur mise à l'épreuve pour faire advenir une réalité désirable. Dans le projet étudié, trois valeurs ont été identifiées. Les inférences tissées entres ces trois valeurs motivent également le projet et forment alors un système. Nous avons figuré cette stabilité par un tripode, offrant au projet une orientation et un équilibre stables, mais également maintenant voire enfermant le projet dans la recherche de satisfaction de ces trois valeurs. Si la pratique des valeurs repose sur leur idéal dont la recherche est maintenue tout au long du projet, elle s'établit également par la diversité des expressions et des représentations de ces valeurs, et par la variation de l'intensité de leur mobilisation. La dynamique de la mobilisation des valeurs est celle de leurs mises à l'épreuve de la réalité à évaluer, à prescrire et à faire advenir. Dans le projet, il s'agit que soit définies et partagées ces réalités. L'état de projet, c'est-à-dire la possibilité préservée de faire advenir un futur désiré et désirable puisque non encore réalisé, est maintenu par cette instabilité stable, par la façon dont sont plus ou moins mobilisées les valeurs sans jamais être ni abandonnées ni révisées. Nous avons figuré cette instabilité « stable » dans le sens où elle perdure, par l'image d'un culbuto.

Il nous a été possible de lire un projet d'urbanisme sans altérer la complexité qui le définit, par une compréhension de la pratique dialogique des valeurs que ce projet mobilise et à partir de sa représentation, celle du « tripode-culbuto ». Si la dynamique de la mobilisation des valeurs reflète celle du projet en mettant en avant l'intrigue qui le définit, nous posons que la pratique des valeurs dans un projet d'urbanisme participe à la pratique, la gestion de la complexité du projet. Dans la lignée de notre travail de thèse notre intérêt se porte sur les objets et postures de recherche qui donnent à voir la complexité du projet d'urbanisme, et sur ce qui permet de pratiquer l'urbanisme, c'est-à-dire ce qui permet d'agir par projet à partir et avec les contradictions qui définissent cette action.

Bibliographie indicative

Boutinet Jean-Pierre ([1990] 2005), Anthropologie du projet, Paris : Presses universitaires de France.

Dewey John (2011), La formation des valeurs, Traduit par Bidet Alexandra, Quéré Louis et Truc Gérome, Paris : la Découverte.

Livet Pierre (2006 a), Les normes : analyse de la notion études de textes Wittgenstein, Leibniz, Kelsen, Aristote. Paris : A. Colin.

Martouzet Denis (2002), Normes et valeurs en aménagement-urbanisme: limites de la rationalité et nécessité de prise en compte du multiniveau, Habilitation à Diriger les Recherches, Aménagement de l'espace et Urbanisme, Université de Bordeaux.

Ogien Ruwen (2004), La panique Morale, Paris : Grasset & Fasquelle.



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