Le projet appliqué au territoire : de l'ingénierie du territoire à l'ingénierie territoriale
Pauline Lenormand  1, *@  , Laurence Barthe  1, *@  , Caroline Auricoste  2, *@  , Christophe Albaladejo  2, *@  
1 : Dynamiques Rurales
ENFA. Ecole Nationale de Formation Agronomique, ENSAT. Ecole Nationale Supérieure agronomique de Toulouse, Institut National Polytechnique de Toulouse - INPT, Université Toulouse le Mirail - Toulouse II
Université de Toulouse - Le Mirail / Pavillon de la Recherche / 5, allées Antonio-Machado 31058 TOULOUSE Cedex 9 ENFA (BP 22687 , 2 route de Narbonne 31326 Castanet Tolosan cedex) INP-ENSAT (Avenue de l'agrobiopole 31326 Castanet tolosan) -  France
2 : AGrosystèmes et développement terrItoRial  (AGIR)  -  Site web
Institut national de la recherche agronomique (INRA) : UMR1248
Centre de Recherches INRA de Toulouse Chemin de Borderouge 31326 CASTANET TOLOSAN -  France
* : Auteur correspondant

1 Introduction

A travers l'analyse du passage, en France, de l'ingénierie du territoire à l'ingénierie territoriale, nous souhaitons montrer l'évolution des configurations d'acteurs du champ du développement territorial et, in fine, l'évolution des modes d'accompagnement de projets de développement territorial (requérant une coordination entre acteurs). En analysant les ressorts de notre passé proche, ainsi que ceux du présent, nous aborderons une réflexion prospective afin de se demander comment aborder ces formes d'appui au développement dans le futur. L'exemple principal sur lequel s'appuie le papier est celui de projets d'observatoires territoriaux .

Notre ambition est donc de porter un regard prospectif sur les formes d'appui au développement territorial en questionnant le passage d'une ingénierie du territoire à une ingénierie territoriale. Vouloir différencier ingénierie du territoire et ingénierie territoriale, s'interroger sur leur historicité ou leur coexistence nous permettra ainsi de montrer que l'ingénierie du territoire est une figure qui cristallise la transformation du rôle de l'Etat et qu'elle a participé à redéfinir un cadre d'action entre Etat et territoires.

La communication proposée s'appuie sur une double démarche méthodologique : d'une part, une démarche d'enquêtes auprès de personnes ressources de projets d'observatoires de trois Pays et d'autre part, une observation participante liée à une expérience de recherche doctorale dans le cadre d'une bourse CIFRE effectuée au sein d'une association porteuse d'un observatoire territorial.


2 Mise en perspective historique et politique
2.1 L'ingénierie du territoire correspond à un Etat centralisé

L'acteur historique de l'aménagement du territoire est l'Etat français. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il décide de planifier et d'organiser la reconstruction du pays. La période faste de l'aménagement en France, de 1950 à 1966, est également caractérisée par la création d'institutions, dont l'emblématique DATAR en 1963, outil régalien d'ingénierie au service de l'aménagement du territoire. L'Etat dans les années 60 affiche des principes de solidarité et d'équité entre les territoires. Ceci se traduit par une forte intervention de ses administrations. Dans les territoires ruraux, il est difficile pour cette période de parler d' « ingénierie » tant les pratiques sont avant tout spontanées et diffuses, mis à part dans l'administration. Les compétences du développement rural sont construites par des agents issus, en premier lieu, de formations agricoles (Janin C. et al., 2011).
Les initiatives de développement local et d'aménagement concerté voient le jour à partir de 1967 même si elles restent ponctuelles. Ensuite, l'amorce du processus de décentralisation, par le transfert de compétences depuis l'Etat jusqu'aux collectivités locales, obligeant les élus locaux à faire des choix stratégiques pour le développement de leur territoire, entraîne l'émergence des métiers de l'animation territoriale. La tutelle administrative de l'Etat sur les collectivités étant supprimée, de nouveaux postes d'agents seront créés dans les collectivités (Janin C. et al., 2011). L'Etat reconnaîtra la Fonction publique territoriale en 1984. Les missions des services de l'Etat évoluent quant à elles vers des fonctions de contrôle, d'encadrement, d'évaluation ou de programmation (Baron-Yellès N., 2009).

2.2 Emergence de l'ingénierie territoriale
Face à un objet du développement qui a évolué, les formes d'appui aux projets de développement territorial se redessinent.
2.2.1 Emergence de la notion de projet de territoire

A partir de 1990 a lieu l'essor des politiques de gestion concertée du développement territorial. Plusieurs lois institutionnalisent de véritables territoires de projet. Ces territoires sont les lieux où s'élaborent des projets susceptibles de valoriser ou de préserver les ressources locales.
La consécration de nouveaux référentiels de développement tel que le développement durable entraîne une évolution des méthodes et figures de l'ingénierie. On assiste, tout d'abord, à une rémanence des dispositifs en termes de zonages. La baisse de la croissance nécessite d'allouer des crédits en priorité aux zones touchées par la crise (Baron-Yellès N., 2009). C'est ensuite la figure du projet de développement, à l'échelle de bassin de vie et, associé, le discours de la méthode qui se développent fortement à partir des années 90. Toute une batterie de méthodes de conduite de l'action publique territoriale accompagne alors le projet de territoire – référent méthodologique – depuis le diagnostic, en passant par la charte, l'évaluation, jusqu'à un retour des exercices de prospective.
En termes d'ingénierie, cette période marque une reconnaissance de l'ingénierie territoriale et voit émerger une ingénierie issue du secteur privé (consultants, entreprises...), mais également un début de retrait des services de l'Etat. Ces changements traduisent une mutation de l'action publique où l'espace n'est plus considéré comme un simple support de politiques sectorielles ou de zonages mais où les territoires peuvent se revendiquer en tant que lieux d'identité propre et à ce titre vecteurs de développement.
Les années 2000 confortent la décentralisation et voient émerger de nouvelles injonctions : cohésion et compétitivité, société de l'information...Une nette évolution méthodologique voit le jour durant cette dernière période, et ce notamment par la pratique des appels à projet lancés par l'Etat et la relance de la planification.
La prise en compte croissante du développement durable dans les politiques publiques rend les acteurs territoriaux, tels que les collectivités, les pays mais aussi les associations, essentiels au développement à l'échelon local. On peut ainsi mesurer la vitalité de l'ingénierie territoriale par ses productions : chartes de territoire, Agenda 21, guides méthodologiques...
Dans ce contexte, l'ingénierie territoriale est fortement interpellée par ces enjeux en termes d'organisation comme d'évolution des compétences. De nouveaux métiers et professions sont produits par les nouvelles orientations des politiques territoriales. En parallèle de l'émergence de l'ingénierie territoriale des collectivités, on assiste à un recul des capacités d'ingénierie de l'Etat en direction des territoires ruraux.
La capacité des acteurs territoriaux à élaborer et conduire des projets dépend pour une grande part de l'ingénierie qu'ils peuvent mobiliser. Cette ingénierie est inégale selon les territoires considérés. Elle se décompose en moyens humains dont disposent en propre les collectivités territoriales et en compétences présentes sur le territoire, y compris les ressources qui peuvent être sollicitées plus ou moins ponctuellement (consultants, universités, associations...).

2.2.2 L'observatoire territorial, révélateur du besoin d'une ingénierie territoriale

L'observation du territoire a toujours existé. L'Etat a été pendant longtemps le seul producteur de données à l'échelle nationale. L'observatoire territorial émerge conjointement à la décentralisation du pouvoir. Cette territorialisation de l'expertise, par l'intermédiaire d'outils qui permettent des échanges d'informations, doit être accompagnée par les élus. L'objectif est ici d'analyser quel type d'expertise pour le développement territorial permet de consolider une gouvernance locale des territoires et non une dépendance vis à vis d'un petit nombre d'acteurs « planificateurs ». C'est la notion de « projet d'observatoire territorial » qui est la plus opérationnelle, autrement dit le processus et non le produit (cartes, sites internet, ...).
Par ailleurs, si on en reste à une réduction de l'instrument à un simple artefact (le SIG par exemple), on ne peut comprendre la dynamique des relations entre expertise et gouvernance. L'intérêt de l'analyse des projets d'observatoires territoriaux réside dans le fait que ces projets ne participeront à la gouvernance territoriale que s'ils prennent en compte les différents points de vue des acteurs (individus et institutions).
Nous avons observé un lien fort entre la multiplication des projets d'observatoires territoriaux et l'évolution de l'ingénierie territoriale (Lenormand P., 2011). Aujourd'hui, faire du développement territorial repose sur trois enjeux : la décision à plusieurs, l'articulation des échelles et la complexité des problèmes à traiter. L'objet observatoire apparaît alors comme une solution aux chargés de mission sur les territoires. La question de la maîtrise locale des projets et des informations se trouve, dans chaque terrain, à l'origine des projets d'observatoires territoriaux.

Nous présenterons ainsi trois projets d'observatoires de pays afin d'en tirer quelques conclusions.

3 Résultat : une nouvelle problématisation de l'ingénierie territoriale permettant d'anticiper l'avenir ?

Ingénierie territoriale qui, en tentant de répondre à l'angoisse des institutions, devient procédurière.
3.1 Les dérives de l'ingénierie territoriale / l'ingénierie territoriale en tensions
Risque de dérive/généralisation des méthodes d'accompagnement de projet en lien avec des dispositifs publics ou comment l'ingénierie du territoire réinvestit, fragilise l'ingénierie territoriale avec un risque d'homogénéisation.

Professionnalisation du développement et territorialisation de l'expertise caractérisent l'ingénierie territoriale. L'analyse des entretiens permet d'identifier deux types de réaction parmi les agents rencontrés. D'une part, une vision en terme « d'enkystement » des compétences ou encore de prestation de service interne : on veut recruter un spécialiste qui gère la machine et les données et on s'inquiète de savoir comment faire une interface entre ce spécialiste et les agents thématiques. Cela revient à concentrer l'expertise dans la structure territoriale mais comporte le risque d'être submergé par la mise en place de la base de données, les différentes mises à jour nécessaires, suivre les nouveautés en termes de webservices, de nouvelles fonctionnalités....
D'autre part, une vision « intégrée » en terme de compétences collectives qui se préoccupe moins du fonctionnement technique de l'outil que de la coordination et la hiérarchisation du travail en amont : comment obtenir et sélectionner les données, les mettre en forme, les rendre utiles. Une TICisation de l'observatoire peut conduire à nouveau à recourir à une expertise externe car peut de compétences pointues en information et géomatique sont présentes dans les pays. Est-ce un retour de l'ingénierie du territoire ? et notamment celle des services de l'Etat ?

Un équilibre délicat à trouver entre bureaucratisation et démocratisation du territoire :
Le progressif abandon de la position de monopole dans l'aménagement et le développement de l'Etat national, voire de l'Administration en général, fait de la problématique de l'ingénierie territoriale une problématique directe de l'action publique.
Le développement territorial, en tant que généralisation et institutionnalisation des principes du développement local, a développé le risque d'une délégation de la confection technique des projets à des cabinets d‘étude ainsi qu'une « routinisation » des études et des projets de développement. Cette dérive peut être associée au « projectisme », autrement dit, au fait que toute aide au développement passe par la figure administrative et sociologique du « projet » (Boutinet, 1999). Les différents schémas et études réalisés pour les pays le sont dans leur majorité par des consultants. Il y a 10 ans, les chartes de développement, les diagnostics territoriaux, aujourd'hui les SCOT, sont un véritable marché pour cette ingénierie privée. Alors que certains revendiquent « la singularité du diagnostic reflet de la singularité des territoires », le cadre législatif national fixé pour l'émergence d'un SCOT a pour tendance de lisser les réponses apportées par les différents cabinets. Toujours dans l'idée d'une territorialisation de l'expertise, si l'assistance à maitrise d'ouvrage apporte des techniques et des savoirs, à faire dialoguer avec les savoirs locaux, et ne revendique pas l'expertise territoriale, l'ingénierie territoriale aura alors l'occasion de s'exprimer.
En revanche, certains chargés de mission territoriaux assurent que plus le territoire est compétent plus il est maître de ce qui se fait en terme de projet de développement.

3.2 Quels nouveaux besoins et quelle ingénierie pour la future étape de décentralisation ?
Un contexte toujours plus incertain pour les territoires de projet.
Les relations Etat-Région-Département sont marquées par une montée en compétition exacerbée par les projets de modernisation de l'action publique. Du fait de ces relations conflictuelles entre institutions, les règles du jeu pour les territoires de projet sont perpétuellement remises en cause, ce qui a d'importantes conséquences en termes d'ingénierie territoriale. Alors que le métier de développeur territorial s'est toujours inscrit dans l'articulation des politiques publiques entre, d'un côté, les besoins des acteurs locaux et de l'autre, les orientations fixées à l'échelle supérieure, cette logique d'interface s'affaiblie fortement aujourd'hui.
Les projets de lois du gouvernement marqueront une nouvelle étape du rapport de l'Etat aux territoires, après l'Etat centralisateur des années après-guerre et l'Etat contractuel des années 80 aux années 2000.

4 Conclusion : vers une ingénierie sensible

Quelles sont les conditions d'une autonomie de la réflexion et de l'initiative pour les territoires face à un marché de l'expertise ?

Le passage lors des premières étapes de la décentralisation d'un système d'administration locale à un système de gouvernement local a entraîné la multiplication des systèmes d'action locaux, à toutes les échelles. Cela a fait émerger une ingénierie territoriale devant, avant tout, accompagner les projets de territoire. Depuis 2000, l'Etat, tout en restant le garant de la cohésion nationale, se réorganise au niveau régional et départemental, pour améliorer l'efficacité et la coordination de l'action administrative (Baron-Yellès N., 2009). Il endosse alors le rôle à la fois de banquier (dotation globale de fonctionnement) et de gendarme (contrôle a posteriori) auprès des collectivités. La complexité croissante des structures territoriales, leur potentiel chevauchement ou emboîtement entraînent une certaine confusion auprès des bénéficiaires finaux de ces projets de développement.
C'est là pour nous que l'enjeu de l'ingénierie territoriale se situe : avec des instruments et des méthodes renouvelés, il s'agit de baser le développement territorial sur une dynamique de connaissance territoriale partagée. L'évolution des politiques territoriales depuis 2007, caractérisée par la mise en concurrence des structures et acteurs du développement, ne facilite pas le travail des professionnels du développement.
Pour nous, la notion d'ingénierie territoriale est un double marqueur : les métiers du développement territorial n'ont jamais été aussi reconnus et l'on assiste en même temps à leur bureaucratisation (Lapostolle, 2010). La question qui se pose est alors celle de l'articulation et de la coordination entre les différents types de structures agissant dans le développement territorial.


Bibliographie

BARON-YELLÈS N., 2009, France, Aménager et développer les territoires, La documentation française, Paris, 63 p.

BOUTINET J.-P., 1990, Anthropologie du projet, PUF, Paris, 307 p.

JANIN C., GRASSET E., LAPOSTOLLE D., TURQUIN E., 2011, L'ingénierie, signe d'intelligence territoriale ?, Economica, Anthropos, Paris, 142 p.

LAPOSTOLLE D., 2010, L'ingénierie territoriale vue des pays : Une bureaucratie professionnelle territoriale en gestation, Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2,
Institut d'Etudes Politiques de Lyon, 342 p.

LENORMAND P., 2011, L'ingénierie territoriale à l'épreuve des observatoires territoriaux : analyse des compétences des professionnels du développement dans le massif pyrénéen, Thèse de doctorat, Université de Toulouse Le Mirail, 470p.



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